Mon supermarché

J’adore mon supermarché.

C’est devenu mon lieu de relations sociales, de rencontres éclectiques, de méditation puissance 1000. Mon supermarché est mon endroit rêvé pour me découvrir et me centrer chaque jour un peu plus.

Parfois je prends un caddy. Ça, c’est lorsque je n’ai pas rempli le garde-manger depuis un moment ou que je dois acheter des choses encombrantes : des packs d’eau, des packs de lait, des packs de yaourts, des packs de jus de fruits, il faut bien nourrir tout son monde : quatre grands enfants et un mari. Mais en règle générale, j’essaie d’y aller plusieurs fois par semaine, pour le besoin et le plaisir. Je prends alors un panier sur deux roues, de ceux qui possèdent une poignée que l’on tire à soi et qui permettent de se glisser partout.

Avec mon panier, je joue, je me faufile, je slalome, je zigzague, je fais des petits sauts sur le côté lorsque je vois soudain foncer sur moi un caddy bourré à ras-bord que je n’avais pas vu, concentrée à chercher les rayons et les produits dont j’ai besoin.

Au supermarché, il y a toutes les interactions possibles.

Ça dépend des moments.

Il y a des jours où tout le monde sourit. Ça se décale avec politesse pour vous laisser passer, ça vous tend gracieusement le paquet de brioches trop haut placé que votre mètre cinquante-six n’arrive pas à atteindre, ça vous demande avec des yeux rieurs où se trouvent les chips et les apéro, ça papote sur le repas en préparation…

Et puis il y a les jours où tout le monde se fait la gueule. Vous voulez passer mais on vous barre le chemin avec un petit rictus sournois, vous tentez d’accéder aux boîtes de gâteaux préférés de vos enfants situées à deux mètres de haut et on vous laisse vous dépêtrer toute seule, vous demandez gentiment « où se trouvent les confitures Douceurs de Fruits, elles ont été déplacées, je ne les retrouve plus… » et on ne vous répond pas, pire on vous jette des yeux noirs pour peu que vous insistiez…

Malgré tout, moi, je m’amuse. D’ailleurs, n’allez pas croire que de mon côté, ce n’est pas pareil. A mes heures, j’y vais aussi de mon petit personnage qui râle, bougonne, peste quand je constate par exemple qu’une fois de plus  tous les rayons ont été changés et que plus rien n’est à sa place habituelle, ou lorsque j’ai le malheur de laisser mon caddy déjà bien rempli au bout d’une rangée, histoire d’être plus libre pour aller me servir dans les armoires des fromages chèvre, vache ou brebis et que je ne le retrouve plus en revenant, que j’ai beau inspecter partout, la rangée d’avant, la rangée d’après puis rebelote, et que je suis bien obligée de me rendre à l’évidence : mon caddy s’est tout bonnement volatilisé. Dans ces moments de grande solitude, l’élan de tout abandonner vous saisit puis vous vous dites, avec rage et désespoir, qu’il va quand même falloir tout recommencer de zéro, car nom de nom ! les placards à la maison sont presque vides !

Mais bon, peu importe au fond. C’est la magie du supermarché. Et même si je me laisse parfois aller à la mauvaise ambiance générale, j’aime ce lieu hors du commun où tout est réuni pour tester vos limites, vous placer face à vos réactions pas toujours très nettes, et vous amener, peut-être, à constater que votre attitude au final vous pourrit beaucoup plus la vie qu’elle ne vous la rend légère. C’est ça que j’aime, moi, depuis le jour où l’affaire est arrivée. Je dis l’affaire car je ne sais pas trop nommer autrement ce qui s’est passé il y a deux mois.

Ce matin-là, j’étais plutôt de bonne humeur. Sur le parking gigantesque qui n’arrête pas de s’étendre à perte de vue, j’avais trouvé par miracle une place juste en face de l’entrée. J’ai remercié le ciel, cela m’évitait de faire la rando pédestre à laquelle j’avais souvent droit pour atteindre la porte du centre commercial où se situe, tout au bout du bout, le supermarché.

Poussant tranquillement mon caddy dans les allées, je m’étais arrêtée pour jeter un œil sur ma liste de courses afin de vérifier que je n’oubliais rien. C’est en relevant les yeux que cela s’est produit. Je suis restée un long moment à fixer ce que je voyais tout à coup, et qui ne m’était jamais apparu de la sorte : des mètres et des mètres de rayonnages, de toutes les couleurs. Tout y était merveilleusement rangé, tout s’ajustait dans une pure harmonie : les yaourts, les fromages, les tisanes, les cafés, les biscottes, les confitures, les bouteilles de vin, les jus de fruits, les paquets de gâteaux, les sachets de bonbons…  C’était d’une beauté sans nom. Le mot « Divin » m’est venu à l’esprit. Ce mot n’était pas exagéré. Mon supermarché avait revêtu la grâce et l’évidence de l’absolue perfection.

J’ai repris ma marche avec l’impression de flotter dans un monde sans consistance. Une légèreté me menait de rayons en rayons, ma main se saisissait de tout ce qui attirait mon regard. Mon caddy s’est vite retrouvé empli de denrées dont le nombre de calories dépassait largement ce que j’avais l’habitude de prendre. Je faisais en effet attention aux matières trop sucrées ou trop graisseuses, rayant systématiquement de mes achats ce qui était, selon les nutritionnistes, mauvais pour la santé.

Mais tout cela, à présent, n’avait plus la moindre importance….

Les couleurs des boîtes m’attiraient, leurs noms aussi. Je les prenais, les tournais, les soupesais, les humais même, et les déposais dans mon caddy au gré de mes envies.  J’imaginais la tête désapprobatrice de mon mari à mon retour, se demandant ce qui avait bien pu se passer dans ma tête pour que je me laisse aller ainsi à tant d’imprudence.

Je me suis alors souvenue de ma grand-mère paternelle, femme robuste et bien ancrée à la terre, dont la sagesse résonnait encore en moi, et qui, lorsque le sujet de la bonne ou mauvaise alimentation venait sur le tapis, répondait avec philosophie en haussant les épaules  : « faut ben mourir de quequ’chose ». Ce à quoi, une autre sage, vedette de son époque, aurait pu confirmer : « ça, c’est vrrrai ça ».

D’un coup, la pensée de ces femmes sensées, et si simples à la fois, m’a réchauffé le cœur.

Mon caddy m’a ensuite fait passer devant le rayon boucherie. J’évitais d’habitude cet endroit. Mes enfants étaient devenus de virulents défenseurs des animaux et nous avions, mon mari et moi, adhéré en toute logique à la cause.

Bref, j’étais devant le rayon boucherie, me demandant quel plat je pourrais préparer histoire de changer les habitudes quand soudain, au beau milieu de mes réflexions, mon regard s’est figé, tout au-dessus des steaks hachés, bavettes, rumsteaks, entrecôtes, rôtis, sur la photo d’un bœuf en gros plan qui me regardait avec amour, droit dans les yeux.

Je n’ai pas compris ce qui se passait.

Une tendresse d’une intensité qu’il ne m’avait jamais été donné d’éprouver jusqu’alors m’a saisie tout entière. A cet instant, je suis devenue le bœuf qui m’observait, tout en étant moi qui l’observais. Et puis, j’ai « disparu » du supermarché. Ne me demandez pas comment c’est possible.

Je me suis ensuite retrouvée, surprise, à la caisse avec dans mon caddy, trônant au-dessus d’une montagne de boîtes et de paquets en tout genre, une caissette de faux-filets.

Je m’excuse auprès des personnes végétariennes, végétaliennes, végans ou autres qui se sentiraient offusquées.

Mais je n’y peux rien.

Quand je suis rentrée, mon mari m’a regardée bizarrement. Les enfants n’étaient pas là. Il n’a rien dit et m’a aidée à ranger les courses, dissimulant dans l’un des bacs du congélateur, tout au-dessous des sachets de légumes verts, la caissette des faux-filets.

Nous nous sommes retrouvés avec nos enfants le soir, autour de la table, comme si de rien n’était.

Depuis, je vois bien que mon mari m’observe, à la dérobée, il lance vers moi des regards perplexes. Il trouve étrange que je me rende aussi souvent au supermarché. Et que j’ai l’air aussi décontractée. Mais je ne sais pas comment lui dire ce qu’il m’est arrivé. Il dirait sans doute que j’ai perdu la tête.

D’ailleurs, si j’y réfléchis, je me dis qu’il aurait peut-être raison.

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