Le lit

Voilà près de six mois maintenant, j’ai décidé de regagner mon lit. Depuis  je n’en ai plus bougé.

J’avoue qu’il m’a fallu un certain courage.

Je conçois que vous ne me croyez pas. C’est pourtant la stricte vérité.

Mais, avant qu’il ne soit trop tard, laissez-moi vous raconter…

* * *

C’était il y a un peu plus de six mois…

Je vivais, depuis un moment c’est vrai, une telle lassitude qu’elle m’avait peu à peu mené vers une sorte de no man’s land dans lequel j’errais, comme déboussolé. Je ne comprenais plus ce qui m’avait jusqu’alors motivé et je ne savais plus du tout vers quoi, vers où aller, qui aurait encore le moindre sens. Moi qui auparavant était un passionné de mécanique, qui bidouillais tout ce qui me tombait sous la main, qui rendais service avec empressement, qui en avais fait mon métier, voilà que je me désintéressais, me décommandais, donnais ma démission, me détournais de cette activité devenue à mes yeux tout aussi inutile que le reste. Mes mains constamment noires de cambouis avaient retrouvé leur blancheur d’origine.

Alors, sur un coup de tête, je me suis décidé. J’allais tester la meilleure version de moi-même dans mon lit. Et advienne que pourra.

J’ai organisé la chambre de façon à ce que le vital soit assuré, à savoir : boire et manger, et je me suis installé, pour une période indéterminée.

J’avais disposé, à portée de main, des victuailles, des bouteilles d’eau, trois bonnes rangées de polars et de SF que j’avais achetés durant les dernières années mais que je n’avais jamais lus ainsi qu’une pile de magazines de « Mecanic Mecano » auquel j’étais abonné et que j’empilais machinalement lorsqu’ils arrivaient sans même les feuilleter. Et j’avais bien sûr avec moi mon téléphone portable qui me servirait à passer des commandes pour le réapprovisionnement de mon garde-manger et de ma bibliothèque au besoin.

Je vous entends penser tout bas…  Oui, lorsqu’on me livre, je sors évidemment de mon lit pour réceptionner mes achats, mais toujours est-il que, depuis le jour où j’ai pris la décision de m’y mettre, mes pieds n’ont plus jamais passé le seuil de la porte d’entrée de mon appartement. D’ailleurs, à force de vivre la porte close, confortablement installé dans ma couette et mes oreillers, je ne sais absolument pas quel temps il fait dehors. Ne croisant par ailleurs plus personne (hormis le livreur dont l’échange se résume à un simple gribouillis contre remise de colis), je ne sais pas plus quels événements s’y déroulent. Et à vrai dire, peu importe. J’ai réalisé au début, avec une certaine stupeur, que ce qui m’aurait gêné auparavant ne me pose là aucun souci.

Mon téléphone me sert également à surfer sur le net. Je n’en finis pas de bénir le ciel pour ce fabuleux outil qui permet un quasi-total accès à tous les sujets possibles et imaginables, et même inimaginables. J’explore ainsi les univers susceptibles de m’apporter des réponses ou demi-réponses sur ce qu’il peut bien m’arriver pour que je prenne la décision de m’incruster dans mon lit.

C’est ainsi que j’ai découvert que je ne suis pas le seul dans ce cas.

Oui un site existe, rassemblant toute une communauté dont les membres ont ressenti ce même besoin. Je me suis aussitôt inscrit et depuis nous discutons, échangeons et nous entraidons parfois. Il arrive en effet que certains nouveaux se sentent un peu perdus à se retrouver ainsi seuls dans leur lit. Certains mêmes hésitent à y rester, poussés par les dires de ceux qui pensent que vivre de la sorte est une totale aberration et un non-sens absolu.

Je le répète :  il faut une certaine dose de courage…

En effet, il n’est pas rare (c’est à vrai dire plutôt monnaie courante), que ceux qui n’ont jamais ressenti l’appel du lit se sentent effrayés d’une situation sortant de tous les codes de la normalité, tout au moins de celle dite « normale »,  et nous interpellent vivement pour tenter de nous ramener à la raison.

Comme beaucoup de ceux que je côtoyais virtuellement désormais, j’avais tenté moi aussi d’expliquer ma démarche à mon entourage qui, comme je ne répondais pas au téléphone, cherchaient à me joindre par d’autres moyens disponibles. Quand je leur parlais de courage, ils rigolaient. Du courage ? Mais mon vieux, quel courage y a-t-il à se planquer dans un lit !? Le courage, c’est aller au secours de ceux qui en ont besoin, c’est dépasser ses propres limites, c’est atteindre des sommets inaccessibles, c’est défendre son pays, ses idées, sa vision, ses convictions, c’est aller au-devant des difficultés et les surmonter, c’est combattre la maladie mais certainement pas détourner les yeux !…  égoïste étant généralement la conclusion que l’on sous-entendait avec plus ou moins de tact ou que l’on me jetait sans autre forme de procès à la figure via des mails ou des texto en bonne et due forme. 

Mon plus vieux pote lui-même, excédé, essayait de m’amadouer dans des sms de plus en plus virulents, jusqu’à cet ultime message me demandant de reprendre mes esprits une fois pour toutes. Comme un point final, mon pote avait terminé sa diatribe par trois mots écrits en lettres capitales : « REVEILLE-TOI BORDEL ! ».  

Lassé de ne pouvoir faire entendre mes arguments, ou tout au moins ce que je vivais, j’ai fini par ne plus leur répondre. Ce n’est pourtant pas faute de les comprendre. Car je les comprends parfaitement. Moi aussi, je suis passé par là.

Et puis, ce n’est au final pas tant que je tourne le dos à un monde qu’il me semble ne plus reconnaître, c’est plutôt qu’une force incontrôlable me « pousse » à me tourner vers autre chose… que je ne connais pas plus d’ailleurs.

En persistant envers et contre tout à rester dans mon lit pour découvrir coûte que coûte ce qui se bouscule en moi et qu’il m’est impossible d’arrêter, en affrontant une solitude que peu sans doute pourrait supporter tant elle vous place face à vous-même, et seulement à vous-même, j’ai fini par réaliser qu’il s’agit en réalité d’un incontrôlable Elan de Vie.

Oui, c’est une véritable vivance, un ressenti puissant qui me taraude jusqu’à l’os. Si je n’avais pas encore toute ma logique, je dirais même que cela grignote de l’intérieur tout ce qui a construit, au fil des années, la personne que je suis devenue et dont au final j’ignore tout. Des pans entiers de ma vie s’écroulent sous mon regard impuissant, au point que je ne sais plus ce que je suis vraiment.

A ce stade, je me dis qu’il n’est pas impossible qu’un beau jour, rongé par un vieux remord, un de mes proches entre de force dans mon appartement et se retrouve perplexe à contempler sur un lit vide, une couette et des oreillers chiffonnés, éparpillés à terre des restes de victuailles et des bouteilles vides, ainsi que parfaitement alignés des livres et des magazines visiblement jamais ouverts et recouverts de poussière.

Entendons-nous bien. Quand je parle de courage, je me rends bien compte, au moment où je vous parle, qu’il ne s’agit en réalité pas d’un courage personnel mais plutôt de cet Elan de Vie.  Je n’en serais, au mieux, qu’une sorte de témoin. Par exemple, il me parait aujourd’hui évident qu’il n’y a eu aucun courage à l’action entreprise il y a six mois. Si tant est qu’il y ait action dans le fait de ne pas bouger de son lit.

Depuis quelques jours, je vis une sorte de renouveau. Les questionnements semblent faire place, peu à peu, à un sentiment beaucoup plus léger. Oh, je ne dis pas que je n’en ai plus. Je suis encore traversé par de nombreux doutes mais je me sens comme dépouillé de tout ce qui avait érigé une véritable prison que j’avais fini par voir comme normale. Je réalise avec stupeur, et ravissement, que le fait de ne plus rien faire, non seulement m’enlève toute pression, mais surtout m’apporte un sentiment… d’infinitude. Cela parait si vaste qu’il y aurait là « absolument tout ». Il m’est difficile de décrire autrement ce sentiment de vastitude qui semble ne plus me quitter.

Peut-être que je finirai par sortir de mon lit. Ce n’est pas impossible.

Je sens comme un air de liberté qui me permettrait de vivre à nouveau dans le monde… différemment. Je ne sais pas.

On verra.

Laisser un commentaire